La Revue Musicale

Découverte Musicale #2

Découverte Musicale #2

Dimanche, Février 16, 2025

"Scherza Infida" Ariodante de G.F.Haendel : Tristesse, trahison et question de genre dans l’opéra

Un air qui vous prend aux tripes

Si vous ne connaissez pas "Scherza Infida", préparez-vous à une grosse claque émotionnelle. Cet air, chanté par Ariodante dans l’opéra éponyme de Georg Friedrich Haendel, représente le désespoir pur.

Ariodante, c’est un guerrier, un héros… enfin, jusqu’à ce qu’il pense que Ginevra, sa bien-aimée, l’a trompé. En réalité, c’est un piège, mais il ne le sait pas encore. Il est tellement anéanti qu’il envisage de se suicider.

Son monde s’écroule. Il ne crie pas, il ne hurle pas… non, il se noie dans sa douleur. Et Haendel, ce génie, traduit tout ça en musique : une mélodie qui semble suspendue, un rythme lourd, presque funèbre, et surtout ce basson plaintif qui accompagne la voix, comme une ombre qui suit chaque soupir.

Emily D'Angelo "Ariodante", Opéra de Paris, 2024

Ariodante, au lieu d’exploser de rage, s’éteint lentement. On assiste littéralement à son effondrement intérieur.

Haendel traduit ça avec une écriture musicale qui ne raconte pas la douleur, mais qui nous la fait ressentir. Chaque note semble peser sur les épaules du personnage, chaque phrase chantée ralentit son souffle, comme s’il était écrasé sous le poids de ce qu’il croit être une trahison.

Et là, on se demande : comment une musique aussi simple peut être aussi bouleversante ? C’est tout l’art de Haendel. Rien d’exagéré, rien de superflu, juste des harmonies qui pèsent de plus en plus lourd, des silences qui en disent long, et une ligne vocale qui semble s’étirer à l’infini, comme une plainte qui ne finit jamais.

Les paroles : une trahison qui glace le sang

Si la musique nous prend déjà à la gorge, le texte ne fait qu’aggraver cette sensation d’inéluctable. Ce n’est pas une plainte, ce n’est pas un cri de désespoir. C’est un verdict froid, une constatation amère. Ariodante ne cherche pas à comprendre, il n’y croit plus.

Les premières paroles tombent comme un coup de massue :

Scherza infida in grembo al drudo, (Joue, infidèle, dans les bras de ton amant.)

Le mot "Scherza", qui veut dire "joue" ou "amuse-toi", est chanté sur une ligne mélodique presque douce, comme une résignation amère. Ce n’est pas un cri de rage, c’est le sarcasme d’un homme qui a déjà renoncé à lutter. Haendel fait volontairement monter un peu la voix sur ce mot, comme si Ariodante avait un dernier sursaut de fierté, un dernier reproche avant l’abandon total.

Puis, tout redescend immédiatement, comme si l’énergie retombait aussitôt. Ce "joue" n’est qu’une illusion. Il n’y a plus de combat à mener, plus d’espoir, plus rien.

Vient ensuite la phrase la plus brutale :

Io tradito a morte in braccio, (Moi, trahi, vais me jeter dans les bras de la mort.)

Ici, la musique se fait encore plus pesante. On sent le poids du destin qui écrase Ariodante. Chaque syllabe tombe lentement, avec une mélodie qui descend vers les graves, comme si la musique se vidait d’elle-même.

Haendel ne fait pas d’effets inutiles. Tout est épuré, tout repose sur cette ligne vocale étouffante qui s’étire sans fin. Le mot "morte", qui signifie "mort", est l’un des plus longs de la phrase. Il traîne dans l’air, suspendu, comme si Ariodante mesurait l’ampleur de sa propre perte.

Et enfin, la dernière phrase :

Per tua colpa ora men vo. (Par ta faute, maintenant, je pars.)

Là encore, rien n’est exagéré. La phrase est courte, tranchante, définitive. Ce n’est pas un cri, ce n’est même plus une accusation. C’est un constat, une sentence qu’il s’impose lui-même. La ligne vocale continue à descendre, donnant l’impression qu’Ariodante disparaît progressivement dans l’ombre.

Un texte qui fait encore écho aujourd’hui

Si cet air nous touche autant, c’est parce que ces mots, on pourrait presque les entendre aujourd’hui. Qui n’a jamais ressenti ce mélange de colère et de résignation, ce moment où tout bascule et où l’on sait qu’il n’y a plus de retour en arrière possible?

C’est ce qui rend "Scherza Infida" si puissant. Ce n’est pas juste un homme qui se lamente, c’est un homme qui accepte son sort avec une froideur effrayante. Et paradoxalement, c’est cette retenue qui le rend encore plus bouleversant.

Haendel aurait pu écrire un air rempli de rage et de fureur. Au lieu de ça, il choisit le silence, le poids du temps, l’inévitable. C’est ce qui fait de ce morceau un chef-d’œuvre absolu de la douleur et du renoncement.

Un rôle tout en finesse... mais pour qui?

À l’origine, Ariodante était écrit pour un castrat, c’est-à-dire un chanteur masculin ayant une tessiture de mezzo-soprano ou d’alto en raison d’une opération subie avant la puberté. Les castrats avaient une puissance et une agilité vocale exceptionnelles, et étaient les stars absolues des opéras baroques.

Quand cette pratique a disparu à la fin du XVIIIe siècle, on a dû trouver des solutions pour continuer à jouer ces rôles. Aujourd’hui, deux options principales existent :

  1. Les contre-ténors, qui utilisent leur voix de tête pour retrouver cette tessiture.
  2. Les mezzo-sopranos ou contraltos, qui, bien que femmes, ont la tessiture proche des castrats d’autrefois.

Quand la voix dépasse le genre

Aujourd’hui, cela peut sembler surprenant, mais au XVIIIe siècle, le genre vocal et l’identité de genre ont toujours été des notions bien plus fluides et malléables qu’on ne l’imagine, et il était tout à fait courant d’entendre des hommes incarner des héros au timbre aigu ou des femmes jouer des rôles masculins. Les castrats, ces chanteurs à la voix cristalline et envoûtante, étaient les superstars de l’époque. Ils incarnaient des guerriers, des rois, des amants passionnés, avec des tessitures qui nous sembleraient aujourd’hui associées aux voix féminines. De l’autre côté, les femmes prenaient souvent la place des hommes dans ce que l’on appelle les rôles travestis. Elles se voyaient attribuer des personnages masculins, non pas pour brouiller les pistes, mais parce que leur voix était tout simplement plus adaptée aux exigences du rôle.

Cette flexibilité montre bien que la musique vocale ne s’est jamais limitée à une vision binaire du genre. À cette époque, l’essentiel n’était pas d’être fidèle à une norme physique, mais bien de choisir la voix la plus expressive et la plus adaptée au rôle. Un personnage héroïque devait posséder une voix qui projetait de la noblesse et de l’émotion, peu importait que l’interprète soit un homme ou une femme. Cette tradition a perduré, et aujourd’hui encore, les distributions d’opéras baroques continuent d’explorer ces frontières vocales.

Certaines mises en scène modernes accentuent encore plus cet aspect, en jouant volontairement avec l’ambiguïté du personnage d’Ariodante. Selon la production, le héros peut être représenté de manière plus androgyne, avec une apparence et une gestuelle qui ne cherchent pas à coller aux conventions d’un personnage masculin traditionnel. D’autres metteurs en scène exploitent le changement de perception du public contemporain, qui accepte aujourd’hui beaucoup plus facilement qu’un rôle masculin soit chanté par une femme. Là où autrefois on tentait à tout prix de créer l’illusion d’un homme, aujourd’hui, on assume pleinement cette hybridité vocale et scénique, en mettant en avant l’émotion brute plutôt que le réalisme du genre.

C’est finalement un retour aux origines du théâtre baroque, où l’illusion et l’expressivité primaient toujours sur les conventions du genre. Cette liberté laisse place à une diversité d’interprétations fascinantes, où la voix devient un instrument libre de toute assignation.

Cecilia Bartoli "Ariodante", Salzburg Festival, 2021

Pourquoi tout ça est intéressant aujourd'hui?

Parce que cette question du rapport entre la voix et le genre dépasse largement l’opéra. Aujourd’hui, on voit émerger des discussions sur la fluidité du genre, sur les perceptions de la masculinité et de la féminité, et finalement… l’opéra baroque avait déjà ouvert la voie il y a trois siècles !

On peut se poser des questions très actuelles en écoutant cette musique :

  • Pourquoi une voix grave serait forcément perçue comme "masculine" ?
  • Pourquoi une voix aiguë serait automatiquement "féminine" ?
  • Pourquoi certaines voix "choquent" encore dans des rôles non-genrés ?

Ce qui est fascinant, c’est que l’opéra nous rappelle que ces codes ne sont pas figés. Et écouter une mezzo chanter Ariodante aujourd’hui, c’est aussi une façon de questionner nos propres perceptions sur la voix et le genre.

Pourquoi écouter "Scherza Infida" aujourd'hui?

Car ce n’est pas juste un air d’opéra, c’est un cri silencieux, une douleur qui s’étire sans jamais se briser. Haendel ne cherche pas à impressionner, il ne surcharge rien. Il nous laisse juste face à cette musique qui parle d’elle-même. Et c’est précisément pour ça que Scherza Infida nous touche autant aujourd’hui. Parce que cette douleur est intemporelle. Parce que cette musique, sans artifices, va droit au cœur. Et parce qu’à travers elle, c’est tout notre rapport à la voix, au genre, et à l’émotion brute qui s’exprime.   

Trois versions à écouter absolument

🔗Cecilia Bartoli – Une version plus dramatique, où chaque note est une déchirure

🔗Franco Fagioli – Une interprétation intense et une agilité vocale exceptionnelle

🔗Anne Sofie von Otter – Une version surprenante par sa rapidité, presque rageuse

Pour terminer, je ne peux que vous conseiller d'écouter ce magnifique interview de Marc Minkowski et Les Musiciens du Louvre réalisé par Mezzo :

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